Entre progrès technique et régulation de trafic : quelle trajectoire pour le transport aérien en France ?
Alors que le débat sur le projet de loi Climat et Résilience a lieu à un moment où le transport aérien est cloué au sol par la pandémie du Covid 19 ; le temps est propice aux questions sur l’avenir du secteur. Décryptage des études du Shift Project et de B&L Évolution
Le 3 mars 2021, le Shift Project, Supaéro-Décarbo et Citoyens pour le Climat ont publié un rapport sur les trajectoires de décarbonation du secteur aérien, quelques mois après celle du cabinet B&L Evolution. Il ressort du nouveau rapport du Shift Project que le scénario le plus ambitieux en matière de progrès technologique ne parviendra pas à placer le secteur de l’aviation sur une trajectoire compatible avec la neutralité carbone en 2050. Les conclusions des deux études nous indiquent qu’il est nécessaire de ralentir la croissance du secteur à minima, et plus probablement de réduire le trafic aérien.
Quel budget Carbone pour le secteur aérien?
Le rapport du Shift Project commence par estimer un budget carbone spécifique au secteur aérien en France, cumulé sur la période 2018-2050. Sur la base du scénario +2°C du GIEC et au regard de la part du transport aérien français dans les émissions de CO2 mondiales, ce secteur disposerait en France, selon cette approche, d’un budget carbone cumulé sur cette période de 536Mt CO2.
Cette approche peut être questionnée car elle ne prend pas en compte l’équité entre les Etats, qui ne doivent pas tous effectuer les mêmes efforts du fait de leur responsabilité différenciée dans le dérèglement climatique ; ainsi que de la répartition de l’effort entre les secteurs économiques. Elle n’étudie pas non plus la compatibilité de ce budget carbone avec la trajectoire fixée par l’Union européenne qui vise 90% de réduction d’émissions de gaz à effet de serre pour le secteur des transports en 2050.
B&L Évolution avait ainsi préféré modéliser une trajectoire pour le secteur aérien compatible avec celle fixée par la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) pour la France en 2050, concluant que l’intégralité des efforts dans les autres secteurs seraient annihilés par le secteur aérien s’il devait continuer de croître. Le Haut Conseil pour le Climat et le Réseau Action Climat ont également appelé la France à inclure les émissions du transport aérien international dans la trajectoire fixée par la SNBC et le budget carbone fixé pour chaque période consécutive de cinq ans, celles-ci relevant de sa responsabilité.
Hypothèses des scénarios
Afin de définir des trajectoires de réduction d’émissions de CO2, le Shift Project a identifié deux leviers principaux : les solutions d’ordre technologique, et les solutions de maîtrise du trafic.
L’étude présente également 2 scénarios : Le premier (nommé “maverick”) est volontairement très optimiste concernant les hypothèses d’améliorations techniques et de développement de technologies de rupture. Ce scénario propose ainsi une estimation maximale des réductions d’émissions permises par le volet technique. Par exemple, l’intégralité du kérosène est remplacé par des carburants alternatifs en 2050, alors que le scénario SNBC envisage une intégration à hauteur de 50% à cette date; et l’avion à hydrogène est introduit en 2035, associé à un renouvellement des flottes d’avions tous les 15 ans.
Le second scénario (nommé “Iceman”) se veut moins ambitieux sur le volet technologique. Cependant, ses hypothèses restent toutefois également très optimistes. Ainsi, il est envisagé que le kérosène soit remplacé à 39% par des carburants alternatifs en 2050, contre seulement 10% dans le scénario de B&L Évolution.
Ces deux scénarios comptabilisent également les futurs dispositifs de compensation carbone issus du programme de compensation et de réduction des émissions de carbone pour l’aviation internationale (CORSIA), afin d’annuler l’impact CO2 de l’augmentation du trafic à partir de 2020; l’étendant même aux vols intérieurs. Cette hypothèse n’est pas sérieuse alors qu’il a été démontré que les dispositifs issus du CORSIA seront inefficaces pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Ces deux scénarios prennent en compte l’impact de la pandémie du Covid 19 et reprennent les scénarios de l’International Air Transport Association (IATA) selon lesquels le trafic reviendrait au niveau de 2019 en 2024, et qu’il augmenterait ensuite de 4% par an jusqu’en 2050.
Conclusion : Pourquoi ne pouvons-nous pas nous reposer uniquement sur le progrès technique ?
Ce rapport confirme celui de B&L Évolution : aucun des scénarios testés ne permet de respecter le budget carbone fixé dès lors que le trafic aérien croît dans les proportions projetées par les acteurs du secteur.
Le budget carbone fixé pour 2018-2050 est atteint autour de 2038 pour les deux scénarios du Shift Project. Les tendances historiques d’évolution du secteur confirment ce constat, le Shift reconnaissant ainsi que “malgré l’amélioration continue de l’efficacité énergétique des aéronefs, les émissions de CO2 ont augmenté de 42% entre 2005 et 2019 du seul fait de la croissance du trafic aérien.”
En ce qui concerne les perspectives de ruptures technologiques, tant l’étude du Shift que de B&L montrent que celles-ci devront se diffuser à un rythme et dans des proportions considérables en très peu de temps pour avoir un quelconque effet sur la trajectoire prise par le secteur à l’horizon 2050.
La question des ressources disponibles et des impacts socio-économiques
Par ailleurs, le problème intrinsèque au déploiement des nouveaux carburants et de l’avion hydrogène est la disponibilité des ressources et infrastructures permettant de les exploiter. Dans le scénario “Maverick” du Shift Project, l’approvisionnement en hydrogène suppose par exemple de disposer de 265 TWh d’électricité, ce qui nécessiterait un parc éolien dédié au transport aérien environ 8 fois supérieur au parc éolien français total installé en 2019, soit l’équivalent de 42 réacteurs nucléaires.
L’installation de telles puissances de productions électriques dédiées au secteur aérien n’est pas réalisable avant 2050, tant du point de vue économique que politique. Or, le rapport fait le choix de ne pas prendre en compte la disponibilité de ressources pour l’élaboration de leurs scénarios.
Au regard de ces limites technologiques, la croissance du trafic pour respecter le budget carbone fixé ne pourrait excéder 0,71% par an en France selon le premier scénario du Shift Project. Le second scénario, présenté comme “plus réaliste”, prévoit quant à lui une baisse du trafic d’au moins 1,75% par an. B&L Evolution préconisait quant à lui une réduction de 1,9% par an.
La variable déterminante pour aligner le secteur aérien sur une trajectoire compatible avec des objectifs climatiques de neutralité carbone est donc bel et bien la régulation du trafic. Parmi les pistes abordées par le Shift Project, nous retrouvons : densifier les cabines, supprimer l’offre aérienne lorsqu’une alternative ferroviaire de moins de 4h30 existe, limiter le trafic de l’aviation d’affaires, repenser le système de “miles”, etc.
Le Réseau Action Climat considère quant à lui que la fin des projets d’extension d’aéroports, le report modal des vols intérieurs sur le train, et le renforcement de la fiscalité sur le kérosène et les billets d’avion sont des étapes nécessaires pour réduire l’impact du secteur aérien sur le climat.
-
-
-
-
Suivez les actualités du réseau
Abonnez-vous à la newsletter du Réseau Action Climat.