La Séquestration du carbone dans l’agriculture ne devrait pas être un modèle économique
Ces 7 et 8 février a lieu le premier Conseil rassemblant tous les ministres européens de l’agriculture. Le ministre de l’agriculture Julien Denormandie entend mettre l’accent sur la séquestration du carbone et le recours aux financements privés. Le Réseau Action Climat avertit des risques et possibles dérives de ces propositions.
Le 15 décembre 2021, la Commission européenne a publié une communication sur les cycles du carbone durables. Il s’agit pour la Commission de « mettre en place un cadre réglementaire pour une identification claire et transparente des activités qui éliminent sans ambiguïté le carbone de l’atmosphère et qui peuvent réduire la concentration de CO2 dans l’atmosphère et donc de développer un cadre européen pour la certification des absorptions de carbone ». Parmi les actions à court terme, la Commission entend développer rapidement le “carbon farming” comme “modèle économique encourageant les pratiques sur les écosystèmes naturels qui augmentent la séquestration carbone ».
Dans ce contexte, le ministre Julien Denormandie affiche clairement son objectif de créer un modèle économique adossé à des financements privés permettant de rémunérer des pratiques de séquestration.
La séquestration du carbone dans les sols est un processus naturel qui peut être bénéfique ; sa comptabilisation et sa monétarisation est en revanche problématique
Le stockage du carbone consiste à absorber le CO2 présent dans l’atmosphère dans des « puits de carbone ». Ces derniers désignent un réservoir permettant d’absorber et stocker le carbone (océan, forêt et sol pour les puits naturels). Des pratiques de gestion forestière ou agricole permettent de stocker du carbone grâce à l’activité de croissance des végétaux et au maintien des matières organiques dans les sols. Ainsi, la séquestration du carbone dans les sols n’est pas une mauvaise chose en soi, au contraire. C’est un processus naturel qu’il est important de favoriser dans un contexte de crise climatique,et l’agriculture peut y contribuer. Cela ne doit cependant pas être fait au détriment d’autres facteurs socio-économiques ou environnementaux comme la préservation de la biodiversité. Or, ériger le financement de la séquestration du carbone comme modèle économique présente des risques du point de vue économique comme environnemental.
Les sols peuvent libérer le carbone qu’ils stockent
Une des problématiques associées à la séquestration du carbone dans les sols agricoles est celle de la permanence du carbone stocké. En effet, ce dernier peut être facilement libéré du fait de changements de pratiques agricoles, de l’artificialisation des sols, de l’augmentation des températures ou encore de catastrophes naturelles. Or c’est la permanence du carbone stocké qui garantit la possibilité de pouvoir le comptabiliser dans l’atteinte des objectifs climatiques (en lui permettant de compenser les émissions de gaz à effet de serre). C’est parce que cette garantie est impossible que plusieurs organisations membres du Réseau Action Climat ne souhaitent pas que soient comptabilisé le carbone séquestré dans l’atteinte des objectifs climatiques.
Or, la communication de la Commission du 15 décembre 2021 ne mentionne même pas le fait que tout « déstockage » conduirait à la réémission dans l’atmosphère du carbone stocké, alors que cela devrait être pris en compte. D’après l’organisation Carbon Market Watch, “cela est particulièrement important pour l’agriculture et les autres puits de carbone naturels, où les feux de forêt, les ravageurs, les sécheresses, les changements de pratiques agricoles et d’autres facteurs de risque peuvent anéantir les stocks de carbone à brève échéance.”
Pour stocker le carbone toutes les pratiques agricoles ne se valent pas
Le potentiel de séquestration par les sols agricoles français, d’après des calculs de l’INRAE, ne permettrait de compenser que 6,8 % des seules émissions de CO2 françaises (c’est-à-dire sans compter les émissions des autres gaz à effet de serre comme le méthane et le protoxyde d’azote, fortement émis par le secteur agricole). En outre, comme le rappellent bien les chercheurs, ces chiffres ne seront atteints que si les politiques agricoles opèrent un virage à 180° et se tournent résolument vers l’agroécologie, et n’ont de sens que si les stocks actuels sont protégés. Rappelons que les haies et les prairies permanentes perdent chaque année de la surface.
D’autre part, il faut bien faire la différence entre des pratiques agricoles qui n’ont pas la même capacité de séquestration. Toujours d’après l’étude de l’INRAE, les haies, les prairies et la couverture permanente des sols en hiver ont le plus fort potentiel de séquestration du carbone tandis que l’agriculture de conservation (c’est-à-dire la réduction du travail du sol) a en fait un potentiel quasi nul.
Enfin, quelle que soit la méthode choisie, les pratiques doivent être promues avec une approche systémique, en intégrant en particulier les enjeux de biodiversité et de protection de la ressource en eau et des sols. Par exemple, une politique publique devra encourager la plantation de haies à la fois pour des raisons de séquestration du carbone dans les sols mais aussi de biodiversité (donc en privilégiant la plantation d’essences variées et adaptées) ainsi que de lutte contre l’érosion et d’adaptation au changement climatique (protection contre les vagues de chaleur, atténuation des conséquences locale des sécheresses, etc.).
Pourquoi le recours au financement privé n’est-il pas la solution à tout ?
Le Réseau Action Climat émet un certain nombre de réserves concernant le recours aux financements privés pour accompagner la transition de l’agriculture.
Alors que la dernière réforme de la politique agricole commune (PAC) est en train de s’achever, les pays de l’Union européenne n’ont pas su saisir l’occasion en or de ces derniers mois de repenser en profondeur les systèmes de soutien. C’est la même déception en ce qui concerne le Plan stratégique national (PSN), la déclinaison de la PAC en France. Il est choquant de constater le contraste entre les absences d’avancées dans le PSN voire ses reculs, et cette séquence de communication orchestrée par le ministre de l’agriculture Denormandie sur le sujet du carbone au niveau de l’Union européenne.
Par exemple, la demande d’ajout du critère lié au pâturage dans l’aide couplée bovin du PSN n’a jamais été retenue par le ministère de l’agriculture. Soutenir davantage les élevages ayant recours au pâturage favorise pourtant le maintien des prairies et participe à la séquestration du carbone dans les sols. Cela n’a visiblement pas été une volonté du ministre de l’agriculture française. En revanche, maintenant que le PSN a été déposé par la France auprès de la Commission, il souhaite profiter de la présidence française de l’Union européenne pour promouvoir les mécanismes incitatifs venant du privé pour financer la séquestration du carbone dans les sols. Le gouvernement suit sa logique quinquennale : se décharger de ses responsabilités sur le secteur privé concernant des enjeux pourtant majeurs du point de vue sociétal, et donc politique.
En outre, mettre en place un nouveau système, à l’échelle européenne, de certifications de pratiques et de rémunération par le secteur privé de ces dernières, serait une véritable machine à gaz qui pèserait sur les épaules des agriculteurs et des acteurs locaux. Les mécanismes de la PAC sont déjà en place, autant s’en servir. Recourir aux financements privés comme principal levier entraîne une dépendance à un secteur fluctuant, dont les intérêts dans la compensation pourraient demain diminuer – alors que nous avons besoin de constance pour lutter contre la crise climatique.
Surtout, pour les entreprises, recourir à la compensation carbone comporte toujours un risque de baisse de leurs efforts d’atténuation, voire est le moyen auquel elles ont de plus en plus recours pour ne pas engager les réductions réelles et prioritaires tout au long de leur chaîne de valeur.
Doit-on attendre un meilleur encadrement du Label bas carbone avant de le promouvoir au niveau européen ?
Dans ses communications dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne, la France met en avant le Label bas carbone, un outil créé par le ministère de la transition écologique en 2018 et récemment déployé en France. Cet outil concerne pour l’instant principalement le secteur forestier et agricole. Il permet de certifier des pratiques afin de les rendre éligibles à un système de crédits carbone, c’est-à-dire de les rendre finançables par des acteurs tels que des entreprises ou des collectivités territoriales. Ce sont les filières elles-mêmes qui proposent des descriptifs de pratiques qui peuvent être éligibles, que l’on appelle des méthodes. La première méthode adoptée pour le secteur agricole fut la méthode Carbone-agri.
Le Réseau Action Climat a décrypté les risques liés à l’utilisation du label bas carbone ainsi que les carences et biais de la méthode Carbone-agri. En l’état, cette méthode Carbone-agri risque d’être un nouvel outil de greenwashing et d’engendrer des impacts délétères sur le climat et la biodiversité. D’après notre analyse, sa mise en place ne permet pas d’améliorer les objectifs climatiques français et, pire, pourrait désinciter à la transition vers l’agroécologie.
Une des critiques concerne la méthode de calcul des réductions d’émissions de gaz à effet de serre dont les quantités sont rapportées par kilo produit. Cette métrique en intensité carbone risque en effet d’encourager à une intensification de la production animale puisque si le nombre de litres de lait produit augmente et que les émissions de gaz à effet de serre restent stables, le résultat est positif selon la méthode Carbon-agri. Or, il y urgence à cesser la course à l’intensification des élevages et globalement à réduire le cheptel français.
Surtout, ce label ne doit pas être ouvert aux marchés carbone. Une évolution du label qui permettrait la revente des crédits carbone constituerait un risque accru de spéculation foncière et donc de difficulté d’accès au foncier pour les porteurs de projets. Cela accroîtrait aussi le risque de greenwashing.
Une transition nécessaire de l’agriculture
Il est crucial que les acteurs du monde agricole et les agriculteurs en particulier soient soutenus dans leur transition vers des pratiques plus respectueuses du climat et de la biodiversité, notamment via une bonne politique agricole commune. Cependant, l’utilisation de crédits carbone pour compenser potentiellement d’autres émissions ne permet pas d’engager les évolutions nécessaires pour limiter le réchauffement à 1,5°C.
La Commission européenne dans sa communication le reconnaît : “Il est néanmoins crucial de s’assurer que les crédits générés par l’agriculture du carbone ne compromettent pas d’autres efforts d’atténuation et soient associés à un avantage net à long terme en termes d’évitement des émissions de GES. ”
Or, mettre la séquestration du carbone au cœur de cette initiative européenne empêche le déploiement d’une approche holistique qui prend en compte les différentes sources d’émission de l’agriculture et de la chaîne de production et distribution liés aux systèmes alimentaires. Ainsi, pour permettre une véritable réduction des émissions liés au secteur, il est nécessaire par exemple de penser la réduction de la production et consommation des produits d’origine animale. Il est nécessaire également de repenser nos systèmes agricoles et alimentaires spécialisés et internationalisés pour favoriser la relocalisation et la diversification des productions, l’augmentation du nombre d’agriculteur et de leurs revenus.
La séquestration du carbone devrait rester un co-bénéfice de l’agroécologie et non un modèle économique.
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